samedi 17 janvier 2015

Qui a tué Anatoli Ivanovitch?

Par Frédérick Lavoie

VOLNOVAKHA, DONETSK ET CHAKHTIORSK (UKRAINE) – Anatoli Ivanovitch Karpov est mort en raison d’une erreur bancaire. Tout le monde s’entend sur ce point. Même l’armée ukrainienne et les rebelles séparatistes de la République populaire de Donetsk (RPD), qui ne s’entendent en temps normal sur rien. Pour ce qui est de l’origine de l’explosion qui a soufflé l’autobus dans laquelle il prenait place le 13 janvier, tuant 13 personnes, c’est autre chose. À ce sujet, même sa famille n’est pas d’accord.

M. Karpov était un «retraité-travailleur». À 60 ans, il aurait en théorie pu rester dans sa maisonnette à s’occuper de ses vignes et de son petit-fils. Mais sa pension de vieillesse était trop maigre. Le mécanicien dans une usine de transformation de charbon de la petite ville minière de Chakhtiorsk, 50 km à l’est de Donetsk, n’avait ainsi d’autre choix que de rentrer au boulot chaque matin.

Deux semaines avant sa mort, il a reçu un texto. De l’argent avait été retiré de son compte bancaire à la OchtchadBank. Impossible d’aller éclaircir le mystère à la succursale de Chakhtiorsk. Le 26 novembre, toutes les banques dans les zones sous contrôle des rebelles ont dû fermer leurs portes, sous ordre de la Banque nationale d’Ukraine. Plus question de laisser les rebelles profiter de tous les avantages d’un pays organisé. S’ils veulent leur république, qu’ils s’arrangent par eux-mêmes.

Au téléphone, M. Karpov s’est fait dire d’aller à la succursale de la OchtchadBank la plus près, en territoire ukrainien. Le 13 janvier au petit matin, une fois le temps des fêtes passé, il a pris l’autobus avec sa fille pour aller régler l’erreur. Prendre sa propre voiture aurait été plus cher, car l’essence est dispendieuse en RPD. Après quatre heures de route, ils étaient à Volnovakha.

C’est sur le chemin du retour que la guerre l’a rattrapé. L’autobus était bondé. Olga, sa fille, était debout dans le passage. Lorsqu’un jeune homme lui a offert de céder sa place, elle a décliné poliment. Anatoli Ivanovitch était assis.

Au barrage ukrainien à la sortie de la ville, les soldats ont immobilisé le véhicule sur le côté pour vérifier l’identité de ses occupants. Après dix minutes d’attente, vers 14:30, une roquette est tombée à une quinzaine de mètres du bus. Dix personnes sont mortes sur le coup, dont le jeune homme courtois. M. Karpov a survécu et a été transporté à l’hôpital dans un état critique. Olga s’en est sortie avec des fragments dans l’épaule et le bras.

Après quatre heures d’opération, il est devenu la onzième victime de l’explosion. Un peu plus tard, une jeune fille de 24 ans a aussi rendu l’âme. Un vieillard, venu chercher sa pension en Ukraine, est décédé le surlendemain.

«Je suis Volnovakha»

C’est ici que commence une autre guerre. Celle de l’information.

Version ukrainienne : les séparatistes ont visé le barrage, ils ont touché un peu à côté. Le bus est une victime collatérale, mais prouve le peu de considération des rebelles pour les civils, selon Kiev.

Version séparatiste : impossible que l’ogive provienne du territoire de la république de Donetsk. L’artillerie rebelle se trouve à 50 km de là et ne peut frapper aussi loin. À partir de cette prémisse, les chaînes de télévision russes, à la solde du Kremlin, ont développé différentes thèses. Les Ukrainiens auraient activé une mine près du bus. Ou encore, ils auraient tiré eux-mêmes sur leur barrage pour accuser ensuite ceux qui, depuis avril dernier, malmène l’intégrité territoriale du pays avec l’appui (militaire et financier) aussi non officiel qu’évident de Moscou.

Sur Twitter le lendemain, le président ukrainien Petro Porochenko appellait à re-gazouiller le dessin d’un autobus frappé d’éclats de roquette avec l’inscription «Je suis Volnovakha», en français. Une référence bien sûr au «Je suis Charlie» désormais mondialement célèbre après le massacre de Paris. Dimanche 18 janvier, une manifestation sous ce thème aura lieu dans la capitale Kiev.

Funérailles 

Vendredi 16 janvier, à Chakhtiorsk, c’était jour de funérailles.

À un journaliste russe, Olga hésite à émettre sa thèse sur l’origine du tir. Une fois la caméra éteinte, elle parle. «Bien sûr que ça provenait de la RPD.» La famille Karpov n’appuie pas les séparatistes. Le défunt Anatoli était le premier à les détester. «Il jurait toujours contre eux. Il savait que l’industrie minière de la région ne survit que grâce aux subsides de Kiev, et donc que ce n’était pas une bonne idée de se séparer.»

Dans les discours vantant les vertus d’Anatoli Ivanovitch, membres de la famille et amis évitent les prises de position politique. Mais dans les discussions privées, les loyautés ressortent. Si une voisine insinue prudemment que les séparatistes sont coupables, une petite cousine croit fermement le contraire. Enragées, elle – aussi appelée Olga – est convaincue: «Vous pensez vraiment que les nôtres (les séparatistes) auraient pu tuer leurs propres gens? C'est de la provocation, c’est certain. Les Ukrainiens ont tout orchestré.»


Anatoli Karpov reposera en paix. Pour les survivants, alors que les violences se sont intensifiées au cours de la dernière semaine, la fin de la guerre n’apparaît toujours pas à l’horizon.

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