mardi 27 août 2013

Viol collectif de New Delhi: sans nom, mais pas sans voix

(Paru dans La Presse le 24 janvier 2013)

(Bombay, Inde) - Interdit de publication, le nom de la victime d'un viol collectif qui ébranle l'Inde depuis un mois est toujours inconnu. Son histoire, elle, émerge au grand jour. Alors que les suspects du meurtre sordide font face à la justice et qu'un comité, mis sur pied par le gouvernement, recommande l'adoption de lois plus sévères sur les agressions sexuelles, notre collaborateur en Inde retrace la vie de celle que les foules en colère appellent dorénavant la "fille de l'Inde".
Sa réalité et ses rêves étaient le reflet de ceux de millions d'Indiennes. La nuit, dans un centre d'appels, la jeune femme de 23 ans répondait aux questions d'hypothèque de Canadiens situés à 10,5 fuseaux horaires à l'ouest de l'Inde. Le jour, elle étudiait pour devenir kinésithérapeute, une profession qui lui aurait permis de sortir ses proches de la misère.
Comme toutes les Indiennes, elle devait naviguer dans une société patriarcale où le harcèlement et la violence à l'égard des femmes sont rarement punis, et souvent imputés à leur comportement de "mauvaises filles". C'est une manifestation extrême de cette réalité qui lui a coûté la vie, quand elle a été brutalement violée par six hommes à coups de barre de fer rouillée dans un autobus lorsqu'elle revenait d'une représentation de L'histoire de Pi, un dimanche soir, avec un copain.
Avant le drame, l'histoire de la "fille de l'Inde" - comme l'ont surnommée les médias indiens faute de pouvoir révéler l'identité d'une victime de viol - était celle d'une jeune hindoue ordinaire issue d'une famille ordinairement pauvre.
Il y a 30 ans, ses parents ont quitté la campagne de l'Uttar Pradesh, l'un des États les plus pauvres du pays et le plus populeux, pour s'installer dans la capitale, New Delhi. Appartenant à une caste de travailleurs agricoles, ils se sont déplacés vers la ville afin d'assurer un meilleur avenir à leurs futurs enfants. Un avenir qui passerait par des études.
Écolière brillante
C'est l'aînée de la famille qui devait tracer la voie pour ses deux frères, aujourd'hui âgés de 17 et 15 ans. Et à ce compte, elle réussissait bien.
Écolière brillante, elle avait commencé à gagner ses premiers sous en donnant des cours particuliers aux camarades moins doués. Son premier choix de carrière était de devenir médecin. Mais le salaire de son père, employé à l'aéroport de New Delhi pour 130$ par mois, n'aurait jamais suffi à payer les frais d'inscription. Elle a donc dû se tourner vers un institut de physiothérapie moins coûteux, situé à Dehradun, à 250 km au nord de la capitale, au pied de l'Himalaya. En vendant un lopin de terre ancestrale dans son village d'origine, la famille a pu assurer son admission en novembre 2008.
Mais cela n'aurait pas été suffisant. Après ses journées en classe, la jeune fille - petite, menue et enjouée selon ses amis - travaillait de nuit dans un centre d'appels dont les clients se trouvaient au Canada.
Au bout de quatre ans d'études, elle était de retour à New Delhi depuis octobre pour faire son stage final. Dans quelques semaines, elle allait obtenir son diplôme. En travaillant à temps complet comme kinésithérapeute, elle comptait prochainement rapporter 30 000 roupies (540$) à la maison chaque mois, un bon salaire de classe moyenne en Inde.
"Je veux faire construire une grosse maison, acheter une voiture et aller à l'étranger pour y travailler", aurait-elle confié, selon le Wall Street Journal, à son ami informaticien qui l'accompagnait le soir du drame et qui a été violemment battu par les six agresseurs.
Sa mort, hautement médiatisée et érigée en symbole par une foule en colère, a forcé le gouvernement à réagir. Une nouvelle loi antiviol plus sévère est en préparation et devrait porter son nom, car son père a donné l'autorisation pour qu'il soit bientôt dévoilé. Il y voit un "honneur" pour sa fille.
Clivage social
L'affaire a également révélé l'immense clivage entre les éléments progressistes et traditionalistes de la société indienne. D'un côté, les manifestants qui ont pris d'assaut les rues de la capitale au cours des dernières semaines, pour exiger une meilleure protection des femmes, leur droit de s'habiller à leur guise et de se déplacer en ville sans avoir à craindre d'être attaquées; de l'autre, des leaders conservateurs reprochant aux femmes de "provoquer" les viols par leur accoutrement et les "risques" qu'elles courent en s'aventurant hors du foyer familial dans un espace public essentiellement masculin qui, selon eux, doit le rester.
Les centaines de milliers de roupies versées par les différents ordres de gouvernement à la famille de la victime de ce fait divers retentissant visaient avant tout à apaiser la grogne populaire. Cet argent permettra peut-être à ses proches de briser le cycle de la pauvreté en payant de bonnes études aux deux frères survivants.
En cela, le sort de la "fille de l'Inde" et de sa famille diffère de celui des centaines d'autres victimes quotidiennes de viol dans le pays. Restées à l'ombre des projecteurs, elles doivent vivre avec le "déshonneur" et l'ostracisme qu'entraînent plus généralement les violences sexuelles pour celles qui osent les dénoncer.

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