mardi 27 août 2013

La fin du télégraphe indien


(Paru le 23 juin dans la chronique «Regards sur le monde» de La Presse +)
(Bombay, Inde) - La dernière fois que le télégraphiste D. B. Wargade a reçu un télégramme personnel, c'était en 1987. « Mon frère m'annonçait le décès de mon père. Le livreur m'a offert ses condoléances », se rappelle-t-il. Depuis, M. Wargade a transmis des milliers de taar (« télégrammes », en hindi) à travers Bombay, l'Inde et le reste du monde. Mais plus personne n'a utilisé cette technologie pour l'informer de quoi que ce soit.
L'annonce il y a 10 jours par la société d'État BSNL de l'interruption du service télégraphique indien - l'un des derniers réseaux du genre dans le monde - ne l'a donc pas du tout surpris. « Ils perdent des dizaines de millions de roupies par année [23 millions, selon BSNL]. Tout cela est normal avec les progrès technologiques. Les gens préfèrent communiquer par SMS ou par internet aujourd'hui », constate M. Wardage, sans l'once d'un regret. Comme ses collègues, il sera assigné à d'autres tâches d'ici sa retraite, dans trois ans.
Depuis l'établissement en 1850 de la première ligne entre Calcutta et Diamond Harbour, le télégraphe a été étroitement lié à l'histoire de l'Inde. En 1857, alors que le réseau s'étendait déjà sur plus de 6400 km, il a joué un rôle crucial dans la répression par l'armée britannique de la révolte des cipayes, premier mouvement anticolonial du pays.
Jusqu'à la libéralisation de l'économie, en 1991, le télégraphe demeurait le seul moyen de communication d'urgence pour une majorité d'Indiens, qui devaient souvent attendre jusqu'à 10 ans l'installation d'une ligne téléphonique dans leur maison.
Aujourd'hui, même si les taux de pénétration de l'internet et de la téléphonie cellulaire demeurent encore faibles - le quart des Indiens seulement possèdent un cellulaire -, les avancées technologiques ont fini par avoir raison du télégraphe. À 25 roupies (0,40 $) les 30 mots - mais cinq roupies seulement pour l'annonce d'un décès -, il ne fait pas le poids devant le texto ou le gazouillis.
Inévitable déclin
En 34 ans au Bureau télégraphique central de Bombay, D. B. Wardage a connu l'âge d'or de ce système de communication, sa modernisation, puis son déclin.
Pour joindre le prestigieux service en 1979, il a dû suivre un cours intensif de neuf mois, durant lequel il a appris à maîtriser le code morse, en anglais, mais aussi en hindi et en marathi, la langue officielle de l'État du Maharashtra.
Six ans plus tard, les manipulateurs du code morse étaient remplacés par des téléimprimeurs, sorte de machine à écrire expédiant les messages déjà sous forme de texte. À cette époque, le réseau comptait 45 000 bureaux à travers le pays et acheminait quelque 60 millions de télégrammes annuellement.
Depuis le milieu des années 2000 et l'implantation du Système de messagerie télégraphique sur le web, l'envoi d'un télégramme entre les 671 bureaux restants ne diffère guère de celui d'un courriel.
Preuve légale
Hormis une vague de nostalgie, la fin de la télégraphie pourrait causer des tracas judiciaires à certains. C'est qu'en Inde, un télégramme fait office de document légal. La presque totalité des 5000 télégrammes toujours envoyés quotidiennement le sont pour cette raison. Avocats, policiers, courtiers et autorités gouvernementales s'en servent pour transmettre des avis importants. Les soldats en permission correspondent avec leur base par télégramme pour demander une extension de séjour. Pour l'instant, rien n'a été prévu afin de pallier la disparition de cet outil juridique plus rapide que le courrier recommandé.
Cela donne au moins une raison de regretter la mort du patriarche des micromessages.
Un télégramme au Canada
Au Canada, deux entreprises, Telegrams Canada et Télégramme Plus, ont repris la tâche délaissée par AT & T en 1999. Elles ne prennent toutefois les commandes que par l'internet ou par téléphone et facturent au moins 20 $ par missive, le double pour un télégramme international.

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