lundi 2 août 2010

Les Ouzbeks du Kirghizstan dénoncent des violences ciblées

Reportage publié dans La Croix et La Presse le 18 juin 2010

Och, Kirghizistan - Les combats interethniques ont cessé dans le sud du Kirghizistan. Mais la minorité ouzbèke d'Och craint toujours de sortir de ses quartiers dévastés. Et même d'y laisser entrer l'aide humanitaire. C'est qu'ils sont de plus en plus nombreux à croire que les violences de la dernière semaine ont été directement organisées par les autorités locales, dominées par la majorité kirghize, raconte notre collaborateur.

"Qui va répondre de nos maisons brûlées, des meurtres, des femmes violées?" Sur une tribune improvisée, entouré des hommes du quartier ouzbek de Chahid-Teba, Mourat Isakov se lance dans un discours enflammé. Le général à la retraite à qui il fait la morale, un Kirghiz, baisse la tête. Il était venu négocier la levée des barricades afin de faire passer 20 tonnes de produits de première nécessité.

"Nous n'en voulons pas, de votre aide humanitaire!" crie la foule. Mourat, vétéran de la guerre soviétique en Afghanistan, calme ses compatriotes et poursuit sa diatribe contre le général silencieux, représentant malgré lui des Kirghiz.

"Si vous voulez montrer aux Ouzbeks que nous sommes des peuples frères, la balle est dans votre camp. Ici, tout est calme. Nous n'avons fait que nous défendre."

À Chahid-Teba, des dizaines de maisons ont été incendiées lors des violences qui ont débuté dans la nuit du 10 au 11 juin et ont fait au moins 191 morts, selon un bilan officiel largement sous-estimé. Rien que dans ce quartier, les habitants ont inhumé 18 des leurs dans une fosse commune.

Au poste de contrôle qui sépare Chahid-Teba d'un quartier mixte, des soldats, tous kirghiz, fouillent les voitures. Leader informel de la foule, grand orateur, Mourat explique au général Moldochev que les Ouzbeks ont toujours peur des militaires, même si les tirs ont cessé.

Selon ce que La Presse a pu observer, les secteurs ouzbeks d'Och ont été indéniablement plus touchés que les quartiers kirghiz, que les incendiaires ont laissés pratiquement intacts.

Luttes mafieuses

En entrevue, le maire de la ville, Melisbek Myrzakmatov, nie que les divisions ethniques aient pu causer les violences et que les Ouzbeks aient été plus visés que les Kirghiz. "Le simple peuple n'y est pour rien. Nos deux peuples vivent ensemble depuis des siècles et maintenant des forces extérieures veulent les monter l'un contre l'autre", affirme-t-il.

Selon lui, ces forces pourraient être des islamistes liés à "des groupes terroristes internationaux". Il y a en effet de tels mouvements dans la vallée de Ferghana, où se trouve Och, mais ils n'ont jamais été à l'origine d'attaques d'une telle ampleur au Kirghizistan.

Dans les rues d'Och, l'hypothèse de l'implication de forces étrangères ou islamistes est beaucoup moins populaire que dans les couloirs de la mairie. Pour les Kirghiz comme pour les Ouzbeks, les affrontements interethniques ont plutôt pour source les luttes politiques et mafieuses qui ont mené à deux coups d'État en cinq ans, dont le plus récent en avril.

Mais le maire insiste: plusieurs personnes ont été arrêtées au cours de la semaine et "ce ne sont pas des citoyens du Kirghizistan".

Or, La Presse a eu accès hier à une prison du Service d'État de sécurité nationale, où une dizaine d'hommes, tous Ouzbeks, ont été présentés comme des participants aux violences. Il s'agirait des seuls détenus arrêtés en lien avec les événements survenus à Och. Certains membres des forces de l'ordre ne cachaient pas leur conviction que la minorité ouzbèke était responsable du saccage.

Hôpital psychiatrique
De son côté, la communauté ouzbèke, qui compte pour environ 40% de la population d'Och, accuse les autorités régionales de discrimination. Peu de ses membres en effet travaillent dans l'administration et les forces de sécurité.

Le maire Myrzakmatov nie. "C'est parce qu'aucun Ouzbek ne veut travailler dans l'appareil d'État pour 100$ par mois", répond-il, agacé. "Qui parmi eux s'enrôle pour protéger nos frontières? Aucune autre ethnie à part les Kirghiz ne veut servir dans notre armée et défendre nos frontières."

Dans le quartier de Chahid-Teba, Danil Olmat, la vingtaine, voit les choses différemment: "Dès que tu envoies une demande pour devenir employé de l'État et qu'ils voient que tu es ouzbek, tu es rejeté. J'ai une licence en droit, mais je suis chômeur."

Pour les Ouzbeks, le maire est désormais devenu suspect dans le déclenchement des violences. Dans une interview accordée cette semaine au site d'information Ferghana.ru, le vice-maire, Timour Kamtchibekov, a accusé son supérieur d'avoir un "lien direct avec les événements".

Mardi, Kamtchibekov, qui se serait porté à la défense des Ouzbeks durant les violences, a été relevé de ses fonctions. Melisbek Myrzakmatov ne nie pas le renvoi de son adjoint. Mais pour l'expliquer, il brandit aux journalistes la photocopie d'un diagnostic de maladie mentale établi par un hôpital psychiatrique.

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