vendredi 2 mai 2008

Prise d'otages de Beslan: les mères des enfants morts aux prises avec Moscou

Article publié dans La Presse le 2 mai 2008 et sur Cyberpresse.ca. En voici une version avec quelques paragraphes supplémentaires.

Frédérick Lavoie
La Presse
Collaboration spéciale
Beslan, Ossétie du Nord-Alanie

Elles accusent Vladimir Poutine d'être responsable de la mort de leurs enfants. Trois ans et demi après la prise d'otages de Beslan, les mères des victimes se battent toujours pour faire reconnaître la responsabilité des autorités russes dans le dénouement sanglant de la crise. Notre collaborateur a rencontré ces mères endeuillées qui se battent pour une vérité qui dérange.

Emilia Bzarova s'arrête près de la grande croix en bois, au centre de ce qu'il reste du gymnase de l'école numéro un de Beslan. «Mon enfant était ici», dit-elle, en montrant du doigt une partie du plancher de bois restée presque intacte. Son fils Aslan, 9 ans, est mort lors de l'effondrement du toit en feu du gymnase.

Les portraits des victimes sont accrochés sur les murs détruits de la salle de sport. Au sol, les couronnes de fleurs côtoient les bouteilles d'eau, qui rappellent que les terroristes n'ont pas autorisé les otages à boire autre chose que leur urine durant les 52 heures du siège.

Pratiquement chaque jour, Emilia vient ici pour demander pardon à son fils. «J'aurais simplement dû courir pour venir chercher mon enfant parmi les cadavres», répète sans cesse la mère seule de 37 ans. «Peut-être l'aurais-je trouvé et il n'aurait pas brûlé.»

Sa vie a basculé le 1er septembre 2004. Jour où 32 terroristes ont pris en otages quelque 1300 personnes dans l'école fréquentée par son fils à Beslan, petite ville de la république d'Ossétie-du-Nord, à 1900 km au sud de Moscou.

Deux jours plus tard, les forces spéciales russes envahissaient l'école. Résultat: 331 otages morts, dont 186 enfants.
Mères «extrémistes»

Emilia croyait alors que les autorités feraient tout pour sauver les enfants. Aujourd'hui, elle est convaincue que le pouvoir se préoccupait plus de préserver son honneur en refusant toute négociation avec les terroristes - des pro-séparatistes tchétchènes - que de sauver des vies humaines.

Depuis la tragédie, qui a aussi gravement blessé son autre fils, elle a quitté son emploi et est devenue l'une des militantes les plus actives de Voix de Beslan, une organisation réunissant des survivants et des mères de victimes.

Selon la version officielle, l'explosion d'une mine posée par les terroristes à l'intérieur du gymnase est à l'origine de l'incendie du toit. Les forces spéciales auraient alors réagi en lançant l'assaut pour sauver les otages.

Les nombreux témoignages rassemblés par les mères penchent toutefois vers une autre version: les forces spéciales auraient tiré en premier sur l'école, prétexte pour dénouer plus rapidement la crise. Quitte à faire des victimes.

«Si «l'explosion» était venue de l'intérieur, le toit se serait envolé sur les côtés» estime Emilia. Mais impossible de savoir la vérité. Les conclusions de l'enquête sont sans cesse reportées depuis deux ans.

Les quelque 30 procès intentés par les mères contre des officiels n'aboutissent à rien, le système judiciaire russe étant sous le contrôle de ces mêmes autorités qu'elles accusent.

En remettant en question la version officielle, les mères sont malgré elles devenues des opposantes au régime de Vladimir Poutine. En plus de leur deuil, elles doivent désormais vivre avec les pressions constantes des autorités.

En février, la cour a interdit Voix de Beslan, coupable «d'extrémisme» pour une lettre publiée en 2005. L'organisation y accusait le président de protéger les terroristes en nuisant à l'enquête.

Poutine responsable?

Aucun avocat en Russie n'a osé aider les mères de Beslan dans leurs démarches judiciaires. «Ils avaient tous peur, comme si nous avions la peste et qu'en s'approchant de nous, ils seraient contaminés et perdraient leur travail!» lance Ella Kissaïeva, qui a perdu deux neveux et un beau-frère lors de la prise d'otages.

En l'absence de juriste, c'est elle, microbiologiste de formation, qui représente l'organisation en cour. Son exemplaire du Code criminel usé à la corde en témoigne.

Pour les mères, il ne fait plus aucun doute: le premier responsable de la tragédie n'est nul autre que le président sortant Vladimir Poutine. Leur principale preuve? La loi. «Sans un ordre du président, personne ne peut tirer d'un char d'assaut à l'intérieur du pays», souligne Ella.

«Poutine» n'a pas protégé la vie des gens. Il a violé leur droit à la vie, rage Emilia Bzarova. Il a donné priorité à ses ambitions personnelles, son amour-propre. Et le prix de cela, c'est la mort des enfants.»

Emilia n’a pas pardonné aux terroristes, et encore moins aux autorités gouvernementales. «Oui, les terroristes sont [aussi coupables]. Mais je ne paie pas d’impôts aux terroristes.»

Les autorités locales projettent de démolir l’école numéro un pour y construire une église à la mémoire des victimes. Les mères s’y opposent farouchement. Elles croient qu’ils veulent ainsi détruire la plus grande preuve matérielle de leur culpabilité.

Malgré tout, Emilia garde espoir que la vérité sur la mort de son fils sera reconnue officiellement «de [s]on vivant». Selon elle, ce jour arrivera lorsque le clan de Vladimir Poutine quittera le pouvoir.

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