mercredi 20 juin 2007

Frères d’ombre

Varsovie (Pologne) – Dlugi le Polonais, Denis le Biélorusse, Frédérick le citoyen canadien et bien d’autres. Nous avons connu l’ombre ensemble, mais ce qui nous en reste, c’est la lumière.


Pas celle de l’ampoule allumée jour et nuit au-dessus de la porte de notre cellule. Je parle de cette lumière qui ne pouvait s’éteindre, même dans les moments les plus sombres de nos quinze jours à la prison d’Okrestino (mars-avril 2006), dans la dictature biélorusse. Cette lumière entretenue par la solidarité de toutes nos solitudes individuelles; cette lumière qui nous rendait plus forts que cette répression, cet arbitraire, car nous croyions profondément que c’est eux, les emprisonneurs, qui avaient tort. Pas nous.

Le hasard m’a amené à Varsovie, où j’ai pu retrouver mes anciens compagnons de cellule. Minsk est à environ 500 km. Dlugi habite dans la capitale polonaise. Denis y est en exil: à sa sortie de prison, on l’a exclu de l’Université de Minsk... pour avoir été absent trop longtemps. Il étudie maintenant à Varsovie grâce à une bourse du gouvernement polonais. L’ex-pays communiste devenu aujourd’hui une vraie démocratie, 18 ans après la chute du mur de Berlin, retire une grande fierté, bien compréhensible, à donner des leçons de démocratie à son frère slave.

Aucun de nous n’a perdu ses convictions, bien qu’elles puissent être différentes les unes des autres. Nous sommes ressortis d’Okrestino renforcis, mais pas endurcis.

La prison enlève la liberté, mais donne du temps. Elle force le retour à sa solitude, à l’introspection.

Pour les jeunes militants comme Denis – il avait 21 ans à ce moment – elle donne même la chance de maturer dans leur vision du militantisme. Il a les mêmes convictions, le même objectif qu’avant son incarcération– la démocratie en Biélorussie – mais ils sont plus réfléchis. Ils ont mûri.

Pour faire comprendre à ses concitoyens la nécessité de la démocratie, il a décidé de se montrer plus subtile, plus posé que lorsqu’il sortait dans les rues minskoises pour des manifestations éclairs visant à irriter le pouvoir.

Aujourd’hui, il veut faire du journalisme, parler des faits, pour éveiller les consciences.
Dlogi le Polonais soutenait ses «frères» biélorusses – il étudie la philologie biélorusse – et il a été jeté en prison pour les avoir aidé à fomenter une démocratie. Il ne respecte toujours pas ce régime qui le coupe de sa douce biélorusse.

Depuis sa sortie de prison et son renvoi du pays, il y est retourné une fois pour la voir, malgré les peines sévères de prison (qui se comptent en années) qui planent sur lui s’il est pris sur le territoire biélorusse alors qu’il y est interdit de séjour pendant cinq ans. «Mon coeur battair très fort» en entrant dans le pays, dit Dlugi.

Mais la dictature ne lui fait pas assez peur pour qu’il respecte ses règles. Au contraire, lorsqu’on a connu sa répression et qu’on y a survécu, elle nous fait encore moins peur.
***

Au Maroc, j’ai rencontré un ex-détenu politique des «années de plomb», une période du règne de feu le roi Hassan II marquée par une répression féroce. Driss Bouissef Rekab a passé près de 14 ans en prison. Contrairement à nous, il a goûté à la torture. La vraie. Qu’est-ce qui lui a fait le plus mal? «De penser à Lucille (sa copine) et de ne pas pouvoir la rassurer, lui parler», répond-t-il.

La prison ne lui a pas laissé de séquelles autres que physiques. Ni de haine envers ses tortionnaires. «Nous savions déjà à quoi nous attendre du régime». Ses camarades et lui, chacun dans leur solitude et encore plus, ensemble, était plus forts que le système répressif, qui allait jusqu’à devenir un acteur de second rang dans leur malheur.

Sa lutte quotidienne, il la menait avec lui-même, pour devenir une meilleure personne. À l’ombre, il a construit sa lumière, en dépit d’une dictature qui voulait lui faire broyer du noir. Peut-être même un peu grâce à elle.

Pour ma part, c’est plus le hasard jumelé à la maladresse et l’incompétence d’une dictature qui m’ont conduit à la prison «politique». Je ne peux me considérer à part entière comme un ex-détenu politique ou d’opinion.

J’ai tout de même connu, par la force des choses, l’obligation de solitude collective, les moments sombres où les quatre murs qui nous entourent réapparaissent subitement devant nous après un moment de liberté imaginée.

Et comme Dlugi, Denis et Driss Bouissef Rekab, ce qu’il m’en reste, ce n’est ni la rancune, ni la haine envers un régime qui, finalement, fait pitié à avoir si peu confiance en lui, si peur, qu’il en vient à enfermer ses opposants pacifiques.. Ce qu’il m’en reste, c’est cette lumière incandescente qui s’est construite à force d’étincelles retrouvées et rassemblées au fond d’une âme qui ne prenait plus le temps de se regarder aller au fil des jounées trop courtes.

Driss Bouissef Rekab termine son livre À l’ombre de Lalla Chafia, écrit entièrement en prison, avec cette phrase: «Si, pour arriver à ce que je suis, il me fallait recommencer, je recommencerais». Il résume tout le paradoxe de la prison politique, où si on le veut vraiment, on réussit toujours à trouver une lumière dans chaque racoin d’ombre.

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