dimanche 27 mai 2007

La couleur de l’argent


RABAT (Maroc) - Il me demande si j’ai l’heure. Oui, il est 15h34. «Merci». Je lui demande s’il sait par où il faut aller pour le Jardin des Oudayas. «Oui, justement, c’est sur ma route, suivez-moi».

Un instant, j’ai cru que ça y était. Que j’avais trouvé quelqu’un qui m’aiderait par simple gentilesse. J’y ai cru parce que je donne encore des chances à l’humanité, même si elle m’a plus d’une fois trahi, et pas seulement au Maroc. Je lui donne encore des chances, par naïveté peut-être, ou en raison de l’espoir inépuisable que j’ai d’être encore et toujours un humain encore humain au bout de ma vie.

Il me dit qu’il est professeur de surf. Ici, juste là, sur la plage. Il paraît assez bien.

Il me pose des questions sur moi. Il s’intéresse à ce que je dis. Il fraternise. Il m’invite à faire du surf si j’en ai envie un jour. «Soyez le bienvenu». Il est aimable. Il parle très bien français. Il est fort probablement bien éduqué.

Il dit que son père a travaillé à l’ambassade marocaine en Belgique. Ça explique la bonne connaissance du français. Il est mort. Son frère aussi a travaillé là-bas et il a été muté à Alger. Mais lui, il est revenu parce qu’il avait «besoin du Maroc», de la plage, des vagues.

Pourquoi on passe par le cimetière? demandais-je. La fois où je suis allé au Jardin des Oudayas, je ne suis pas passé par là. Il répond que ça passe par ici aussi. Probablement. Je lui laisse le bénéfice du doute.

On ne peut pas tirer sur l’humanité à bout portant au premier doute. Il n’y aurait plus une once de confiance sur Terre. Pour le chemin, c’est certainement vrai, mais ça semble plus long. Mais bon, mon rendez-vous est dans 25 minutes.

«Je suis marié. J’ai un enfant, un petit enfant, tu sais».

C’est là que j’ai compris. Ce n’est pas le chemin étrange emprunté pour faire durer la conversation qui m’a fait comprendre qu’il n’en avait rien à foutre de l’humain que je suis. C’est l’arrivée de l’enfant dans la discussion. Mon expérience marocaine – quoiqu'encore bien maigre – m’a fait perdre une bonne partie de ma naïveté face à une certaine gentillesse spontanée devant ma peau couleur billet de banque.

«Je peux te demander quelque chose, sans arrière-pensée?». Sans arrière-pensée? Oui, tu as le droit. «Tu n’aurais pas vingt euros pour que j’achète du lait pour mon enfant?»

Vingt euros? Les prix, semble-t-il, augmentent avec la longueur des discussions. Habituellement, on m’aborde pour cinq dirhams (0,50 euros).

Non, je n’ai pas vingt euros. Et j’ai encore moins vingt euros quand on cherche à se rendre à mon portefeuille en passant par une manipulation de mes sentiments.

«Tu veux que je partes?» Tu fais comme tu veux. «Je veux dire, je peux partir?» Tu fais comme tu veux. Et il est parti, frustré et fâché, me laissant avec ma déception et ma peau couleur billet de banque.

Je lui ai fait confiance parce qu’il m’a abordé avec une question banale, au lieu du traditionnel «Hello my friend! French? English? Espagnol?» auquel je réponds désormais par une inhumanité absolue: une ignorance complète de cet inconnu qui cherche à obtenir de l’argent par un procédé malhonnête qui consiste en l’exploitation de l’humanisme de l’autre ou du simple réflexe de répondre à un humain qui nous parle. Je m’étais encore trompé.

J’ai rapidement compris, et dû accepter, qu’il ne sert à rien de laisser une chance à la mauvaise foi, car elle est de mauvaise foi. Surtout que dans le cas de ces escrocs, quoiqu’ils puissent en dire, ce n’est clairement pas la faim qui motive leur quémandage, mais bien l’appât du gain devant une peau couleur billet de banque. Ceux qui en ont vraiment besoin se foutent de la couleur de l’argent et encore plus de la couleur de celui qui la porte à leur main.

Cette inhumanité développée peut même aller trop loin: Je suis assis à l’entrée d’un musée de Marrakech. Je lis. «Monsieur! Monsieur? Chapeau!». Je ne relève pas la tête. Je l’ignore. Je n’ai pas besoin de chapeau. «Monsieur? Hého?» Il arrête et part. Je lève la tête. Un homme avait oublié son chapeau sur le banc en face de moi et l’homme croyait qu’il appartenait à mon groupe. On appelle cela «dommage collatéral» de l’inhumanité, je crois...
***

Je ne fais pas pitié. Ma peau couleur billet de banque constitue très certainement un avantage qui me garantit un préjugé favorable dans la plupart des coins de la planète, même les plus noirs. Les désavantages de cet héréditaire bas taux de mélanine sont certainement beaucoup moins nombreux dans l’absolu que les avantages. Parce que peu importe ce qu’on peut en penser, notre situation dermale, encore aujourd’hui nous colle à la peau, pour le meilleur et pour le pire. Parfois, c’est la peur – la peur de la différence - qui nous le rappelle, et à d’autres occasions, comme celle-ci, c’est la mauvaise foi.

Si l’argent n’a pas d’odeur, elle a bel et bien toujours une couleur.

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